Depuis leurs premiers jours, Eugène Prim a été le moteur, l’âme, « le chef d’orchestre en coulisse » des Solistes Européens, Luxembourg.

Nous l’avons rencontré, écoutons-le


Un nouvel orchestre au Luxembourg, un concept original et prémonitoire

Le 20 septembre 1989, les Solistes Européens, Luxembourg, les SEL, donnent leur concert de présentation au Théâtre Municipal à Luxembourg. Un peu auparavant, un concert « zéro » avait eu lieu à Ottobeuren en Bavière, comme une sorte de répétition générale.

Ce concert est la concrétisation de ce qui n’a d’abord été qu’un « bonne idée », celle d’un trio composé de Jean Wenandy, Charles Kerschenmeyer et Jack-Martin Haendler, deux animateurs plus qu’engagés des Jeunesses Musicales, Luxembourg et un chef d’orchestre alors encore tchécoslovaque.
Leur « bonne idée » : fonder un orchestre européen qui réunirait des musiciens européens. C’était déjà original ainsi formulé, ce l’était encore plus quand on considérait qu’il s’agissait de réunir des musiciens de ce que l’on appelait alors «l’Europe de l’Ouest» et «l’Europe de l’Est». Rendez-vous compte, à ce moment-là, le fameux « rideau de fer » existait toujours, compliquant, empêchant, interdisant la circulation des personnes.

Les initiateurs en parlent autour d’eux, convainquent des amis et relations, tant et si bien qu’en mars 1989, c’est la première réunion du Conseil d’administration de l’orchestre.

Quand la réunion commence, je ne le sais pas encore, mais ce jour-là va être un grand moment dans ma vie, celui d’un engagement qui va durer 34 ans ! En effet, on me propose de devenir le premier Président de ce Conseil d’administration. J’allais m’identifier pour longtemps aux SEL !


Une naissance bienvenue

Cette naissance d’un nouvel orchestre est bienvenue si l’on se souvient qu’à l’époque, la vie musicale professionnelle au Luxembourg se résumait aux concerts de l’Orchestre symphonique de RTL et à ceux des Soirées de Luxembourg, organisés par les Jeunesses Musicales.

Une naissance bienvenue pour un orchestre qui faisait sienne la belle formule de Leonard Bernstein : « Let’s make music as friends » !

Une naissance bienvenue pour un orchestre qui comptait dans ses rangs de talentueux chefs de pupitre de grands orchestres européens. La qualité était au rendez-vous pour ce qui était alors un orchestre de « musique de chambre », composé d’une petite trentaine de musiciens.


Comment faire vivre cet orchestre ?

La volonté musicale était affirmée, mais comment faire vivre cet orchestre, autrement dit avec quels moyens ? Nous avons été surpris de la réaction immédiate de généreux donateurs, de mécènes à qui nous demandions une participation de 5 000 francs luxembourgeois. Leur réponse a été bien supérieure à ce que nous espérions. A un point tel que nous avons immédiatement pu enregistrer un CD de notre premier concert, un CD magnifique carte de visite.

Je saute les étapes, mais par la suite après de nombreux concerts à Luxembourg et à l’étranger, nous avons été reconnus et subventionnés par le Ministère de la Culture, convaincu par cette idée européenne, et par la Ville de Luxembourg également. Des soutiens essentiels qui ne nous ont jamais fait défaut.


Les soutiens privés, mécènes et sponsors

Si les institutions nous ont suivis, nous avons toujours pu compter sur le soutien du secteur privé, des banques et des entreprises. Un soutien essentiel lui aussi, malgré les graves secousses qui ont perturbé l’évolution de nos sociétés, et je pense par exemple au terrible cataclysme de la crise financière en 2008. Evidemment, aujourd’hui, la quête de fonds se fait plus difficile dans un contexte politico-économique problématique, à cause aussi des grandes concentrations bancaires qui font que beaucoup de décisions, même culturelles, ne sont plus prises à Luxembourg.

Mais ce qui caractérise les SEL, c’est leur adaptabilité. Ainsi, j’ai eu l’idée de solliciter, non plus seulement les grands groupes, mais aussi les PME si nombreuses sur notre territoire. Demander moins à davantage de donateurs pour en arriver au même résultat ! Cette façon de faire a porté ses fruits !


Une place dans le calendrier musical : pourquoi nos concerts le lundi

Après le concert inaugural, nous avons pu organiser un deuxième concert dans le cadre des Soirées de Luxembourg, une place dans une programmation prestigieuse, qui nous a permis de nous faire mieux connaître et reconnaître.

Mais notre volonté était d’affirmer notre autonomie. Cela s’est réalisé avec un abonnement pour un cycle de quatre concerts. Mais il fallait des dates pour ces concerts, il nous fallait trouver notre place dans le puzzle des événements culturels.

C’est alors que Jeannot Comes, qui était le directeur du Théâtre de la Ville de Luxembourg – aujourd’hui Grand Théâtre – nous a dit : « Ma salle est toujours libre le lundi (qui est en effet un jour traditionnel de relâche pour les organisations culturelles), venez ce jour-là ». Voilà pourquoi, depuis bientôt 35 ans, nos concerts ont trouvé leur juste place le lundi !


S’organiser, se structurer

Au départ, nous nous réunissions ici et là. Ensuite, en 1993, Emile Kraemer nous a offert un petit coin dans les bureaux de sa société fiduciaire, en ville. Nous avons refait les peintures nous-mêmes et nous avons meublé le lieu avec quelques meubles ramenés de chez nous !

En 1996, nous nous sommes installés – avec les Jeunesses Musicales – dans nos bureaux actuels, à la rue Jean-Pierre Koenig au Limperstberg.

Les SEL ont toujours été, pour ceux qui leur donnent vie, une activité essentiellement bénévole, indépendamment évidemment de ses musiciens et chef d’orchestre qui sont justement rétribués. Mais le succès s’affirmant, la gestion administrative et financière de l’ensemble se compliquait et exigeait de plus en plus de travail compétent. C’est ainsi qu’en 1996, nous avons engagé une directrice administrative en la personne d’Anne Pierron, qui venait de faire ses preuves à l’occasion de « Luxembourg, capitale européenne de la Culture 1995 ». Anne est toujours là et elle nous est indispensable !


Un engagement à temps plein

Personnellement, vous l’aurez compris, j’ai toujours été associé à tous les développements des SEL, dans tous les aspects de leur vie. Pendant longtemps en parallèle de mon activité professionnelle à la KBL. Mais depuis 2003, depuis ma retraite professionnelle, j’ai pu m’y consacrer à plein temps. Heureusement d’ailleurs, étant donné la belle évolution, la croissance continue de leurs activités. Pour moi, cela a toujours été un bonheur de me consacrer à notre orchestre !


Un beau développement, de beaux défis

Il y a eu le temps lointain du premier concert, il y a eu le premier cycle d’abonnement en quatre soirées. Il y a eu ensuite nos cycles de concerts accueillant de grands solistes reconnus partout. Ces concerts, nous les avons donnés au Théâtre de la Ville, au Conservatoire pendant les travaux au Théâtre, au Grand Théâtre ensuite, et dorénavant à la Philharmonie.

La Philharmonie ! Un sacré défi ! En 2005, on inaugure cette salle de concerts ! Magnifique dans sa conception architecturale. Mais redoutable dans la concurrence qu’elle nous imposait avec ses plus de trois cents concerts par an et le défilé constant des plus grands orchestres et des plus grands solistes.


La spécificité des SEL

Les SEL ont toujours été originaux. Depuis leurs débuts, grâce à leur bel idéal européen. Mais depuis quelques saisons, grâce à la spéci ficité de leurs programmations !

En effet, depuis l’arrivée de Christoph König à leur tête en 2010, comme directeur musical et comme chef d’orchestre (et il me faut souligner l’importance dans cette arrivée de Gaby Ijac, notre Konzertmeister d’alors), les SEL sont devenus un orchestre pas comme les autres.

En effet, pour Christoph König, un concert n’est pas la simple juxtaposition convenue d’œuvres convenues : une petite pièce, un concerto, entracte, une symphonie. Non, pour lui, un concert est toujours un moment inédit. Chacune des œuvres programmées est en lien avec les autres, répond à une intention globale, résumée en un titre pour la soirée, explicite ou implicite.

Savez-vous à ce propos que lors de notre première rencontre de travail, il nous a présenté un carnet en disant : « Là-dedans, il y a toute la musique à venir pour les SEL, il y a des intentions de programmes pour les vingt prochaines années ! »

Ce qui fait que lors de chaque concert, nous faisons des découvertes : des œuvres rarement interprétées en lien avec des œuvres connues, mais qui prennent d’autres échos dans leur relation avec les autres.

Cette programmation est devenue notre image de marque, elle nous distingue des autres organisations, elle justifie et suscite l’intérêt qu’on nous porte.

J’ajouterai qu’elle est un défi pour ces musiciens venus de partout et qui se réjouissent de nous retrouver chaque mois : ils sont amenés à travailler et à interpréter des œuvres qu’ils n’avaient jamais jouées auparavant dans leurs orchestres prestigieux ! Un travail qui prouve aussi leur engagement pour les SEL.


Donner une belle visibilité aux musiciens « luxembourgeois »

Je voudrais parler de Camerata, notre cycle de concerts de musique de chambre. Une initiative bienvenue, une belle réussite. Chaque saison dorénavant, nous organisons des concerts de musique de chambre confiés soit à des musiciens de l’orchestre, soit à de jeunes musiciens (natifs ou résidents) luxembourgeois. Il s’agit de donner à bien entendre leur talent dans des pièces qui les mettent en valeur. Quel beau tremplin aussi pour eux. Chaque fois, c’est un grand succès.


Rencontrer un nouveau public

Rencontrer un autre public que celui qui a ses habitudes dans les salles de concert est aussi un de nos objectifs.
Ainsi, lors de chacun de nos concerts, nous recevons un jeune public nombreux. Un beau projet magnifiquement concrétisé, par exemple, a été la venue d’étudiants de la Miami University : notre ami Georges Backes, membre de notre Conseil d’administration, donnait des cours dans cette institution. Pour chaque concert, il préparait les étudiants aux œuvres à venir, organisait des présences aux répétitions, recevait le chef, etc. Nous avons eu aussi des mécènes successifs qui ont subventionné l’action « 1000 billets » achetés pour les jeunes.

Aujourd’hui s’installe une nouvelle activité, dont les origines remontent aux Jeunesses Musicales, et dont je me réjouis particulièrement au moment où s’achève mon engagement quotidien au sein des SEL : nous « allons à l’école » ! En effet, grâce à une convention avec le Ministère de l’Education Nationale, nous nous rendons dans des lycées pour y proposer de petits concerts de musique de chambre interprétés par nos jeunes musiciens. L’occasion de faire vivre la musique, l’occasion de magnifiques échanges chaleureux. C’est un programme qui va se développer !


L’esprit SEL

Ce qui explique aussi notre succès depuis tant et tant d’années, c’est qu’il existe un réel « esprit SEL ». Dans la programmation musicale, je l’ai déjà souligné. Mais aussi dans la chaleur humaine qui nous caractérise et qui nous vaut la belle fidélité de nombreux solistes. Quand ils arrivent chez nous, ils sont accueillis comme des amis, dès l’aéroport (c’est un des nôtres qui est là et non un taximan anonyme), écoute attentive de leurs souhaits, convivialité joyeuse de l’après- concert.


Un merveilleux moment pour l’orchestre… et pour moi

Je n’oublierai jamais le 3 mai 2004 ! Ce soir-là, notre orchestre en formation de 24 cordes a donné un concert à New-York, dans la salle plénière des Nations-Unies !

Nous y avions été invités, par l’entremise de la Commission européenne, pour une cérémonie destinée à célébrer l’élargissement de l’Union européenne, ce magnifique idéal de paix entre les Etats. A juste titre, dans la mesure où notre orchestre est lui-même une incarnation de cet idéal pacifique.

Je me rappelle mon émotion quand l’orchestre a joué là-bas, dans ce cadre-là, ses premières notes. Mon immense émotion quand, à la fin du concert, pour l’exécution de l’Hymne européen, tous les spectateurs se sont levés. Un spectacle magnifique que celui de ces représentants des pays du monde entier dont beaucoup étaient revêtus de leurs tenues officielles de gala.

Ce soir-là, je me suis dit que nous avions gagné notre pari.


Un merveilleux souvenir personnel

En février 1994, Sir Yehudi Menuhin a accepté de participer à un concert des SEL en l’honneur des 80 ans de S.E. Pierre Werner, non plus comme soliste, il ne voulait plus, mais comme chef d’orchestre.
Quel artiste extraordinaire, quel homme extraordinaire, quel humaniste !
Je l’ai accompagné pendant ses cinq jours de présence au Luxembourg, aux répétitions, le véhiculant ici et là, notamment au Château de Colmar Berg où il était l’hôte de « son ami le Grand-Duc ».
Et même chez moi. Découvrant mon jardin, un beau jardin qui n’était pas séparé des jardins des voisins par des murs ou par des haies, il a eu cette phrase merveilleuse : « Eugène, ton jardin, c’est comme ton orchestre, il n’a pas de frontières » !


Et à présent

Je vais donc redevenir un auditeur attentif, et le plus longtemps possible, je l’espère, de cet orchestre que j’ai accompagné depuis ses premiers jours.

Il est entre de bonnes mains et je le lui souhaite le meilleur avenir.


En conclusion

Les SEL sont une des belles raisons pour lesquelles ma vie a valu la peine d’être vécue !


Propos recueillis par Stéphane Gilbart